Carte blanche 

De la série « la Fièvre » à Sciences-Po pour Gaza : des guerres identitaires à venir ?

Philippe Corcuff

Professeur de science politique, engagé dans la gauche libertaire

ROUVRIR LES IMAGINAIRES POLITIQUES. Pour réinventer la gauche, on doit pouvoir discuter de séries télé comme on discute de livres de sociologie et de philosophie ou d’essais politiques. La nouvelle série, « la Fièvre », à la fois magistrale et critiquable, anticipe les guerres identitaires qui pourraient affecter l’Amérique et l’Hexagone à la suite des mobilisations pour Gaza et de leurs dérapages manichéens.

Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

Eric Benzekri est le créateur (avec Jean-Baptiste Delafon) de la remarquable série politique « Baron noir » (Canal+, 3 saisons, 2016-2020) et Ziad Doueiri en a réalisé la première (et une partie de la deuxième) saison. Cette série a anticipé la crise du Parti socialiste (dès la saison 1) et les dangers d’un confusionnisme politique associant des thèmes d’extrême droite et de gauche sur une base complotiste (notamment dans la saison 3, la plus visionnaire, en avance sur les enquêtes journalistiques comme sur les travaux de sciences sociales). Benzekri est de nouveau aux manettes et Doueiri à la réalisation de « la Fièvre », toujours pour Canal+ (diffusée entre le 18 mars et le 15 avril 2024). Une suite commune à « Baron noir » et « la Fièvre » est annoncée par Canal+.

Pour redonner sens à la gauche, on peut dialoguer avec des séries TV comme on le fait avec des livres de sociologie et de philosophie ou des essais politiques. Car, dans leur registre propre, on peut parler dans le sillage du grand philosophe américain du cinéma Stanley Cavell d’une pensée des séries.

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Une série d’anticipation

Dans une tribune publiée sur le site de « Libération » le 8 avril dernier, le professeur de science politique Rémi Lefebvre a eu raison de pointer le risque d’hypertrophie dans « la Fièvre » des problèmes identitaires par rapport à l’état actuel de la société française. Cependant il ne souligne pas assez son potentiel de lucidité si on la voit comme une série d’anticipation, dessinant un de nos avenirs possibles, et non la réalité existante. Une grande série politique donc, comme « Baron noir ».

Au point de départ du récit proposé par Benzekri, il y a un incident : un joueur de football renommé, d’origine africaine, insulte et donne un coup de tête à son entraîneur. La scène est filmée. On comprendra peu à peu que ce bref instant n’a rien à voir avec un acte raciste. Cependant, les réseaux sociaux vont s’enflammer en labellisant la scène comme relevant d’un « racisme anti-Blancs ». Ce gonflement sera attisé par une ancienne communicante reconvertie en artiste de stand-up d’extrême droite, Marie Kinsky (Ana Girardot). Mais la fièvre identitariste, au sens d’un enfermement des personnes et des groupes, en positif ou en négatif, dans une identité homogène et close, va aussi être nourrie, dans un camp politiquement opposé, par l’universitaire et militante décoloniale Kenza Chelbi (Lou-Adriana Bouziouane), dans ce que le sociologue Abdellali Hajjat appelle un « essentialisme inversé » du côté de porte-parole de groupes dominés. Défense d’une identité blanche contre « l’invasion migratoire » et les menaçantes « banlieues », favorisée par « le multiculturalisme » d’une part ; défense de l’identité « indigène » contre l’oppression postcoloniale blanche, d’autre part.

Sam Berger (la remarquable Nina Meurisse, tout en fragilité têtue), communicante dépressive faisant des séjours réguliers en HP, ne veut pas choisir et va essayer d’éteindre le feu. Elle pressent une « guerre civile » proche. Dans le hall de son immeuble, elle refuse l’invitation d’un de ses voisins pour Shabbat dans une longue tirade, dont je ne peux donner ici que des extraits :

« Mais comment ça non ? T’es juive, non ?

– Mais je ne suis pas que juive. […] Ben je suis une femme. […] Et je suis aussi française. […] Quand j’étais petite j’adorais le bal du 14-Juillet, les feux d’artifice du 15-Août. Et puis, je suis incollable en Brel, Brassens, Ferré et pourtant je suis marocaine. Enfin, ma mère est un peu lituanienne par mon grand-père. […] Ah si et je suis hétérosexuelle aussi. Mais j’ai longtemps cru que non, parce que mon père qui était un peu réac, mais quand même de gauche, voulait un garçon qu’il aurait appelé Samuel. […] il m’a quand même appelé Samuelle […] du coup, je me suis longtemps posé des questions sur ma sexualité et mon genre… »

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S’exprime là magnifiquement le refus des assignations identitaires au profit d’une individualité composite, ouverte et auto-questionnante. On constate une fois de plus que l’individualisme contemporain, si décrié jusqu’à la gauche au nom d’un tout-collectif, a bien des composantes émancipatrices.

Des déraillements périlleux

La série saisit aussi la façon dont les dynamiques sociales, ici les emballements identitaires, tout en se nourrissant des intentions des uns et des autres, tendent à échapper aux différents protagonistes. C’est une vieille leçon des sciences sociales, particulièrement inquiétante quand on s’arrête sur l’extrême droitisation en cours de la politique française et américaine. Le pire n’advient pas principalement parce que des « méchants » complotent dans l’ombre (ils peuvent comploter, mais ce n’est qu’un bout des processus), mais parce que nos paroles et nos actes peuvent nous échapper en étant entremêlés à ceux des autres, jusqu’à parfois des déraillements périlleux. Petit bémol toutefois : la série, en contradiction avec cette logique narrative inintentionnelle, insiste trop, de manière stéréotypée, sur les manipulations cachées fomentées par Marie Kinsky. Or une critique exigeante de l’extrême droitisation ne suppose-t-elle pas de rompre radicalement avec la trame narrative complotiste, en tant qu’un des appuis rhétoriques principaux de l’extrême droite ?

« La Fièvre » montre que ce chaos identitariste peut même affecter des mouvements émancipateurs : l’intéressante critique décoloniale quand elle se fige en identitarisme inversé, et même le féminisme, quand il ne résiste pas à la pression des réseaux sociaux. Des courants du féminisme n’ont-ils récemment fermé les yeux vis-à-vis des viols et des féminicides du 7 octobre ? Dans son livre « l’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin » (Sens & Tonka, 2000), en se référant à la temporalité plus large de l’histoire du socialisme au XXe siècle, le penseur de l’utopie Miguel Abensour a pointé « les points aveugles de l’émancipation moderne – les foyers de mythologisation par où elle prête le flanc à l’inversion ».

Un tel risque n’est pas absent des récents mouvements étudiants pour l’indispensable cessez-le-feu à Gaza. Saluons d’abord l’expression d’une généreuse sensibilité internationaliste vis-à-vis d’un peuple subissant un massacre inacceptable et victime d’une injustice historique, alors que depuis une vingtaine d’années les gauches ont plutôt connu un rétrécissement nationaliste de leurs focales.

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Cependant, on a pu observer des slogans complaisants avec la violence criminelle du Hamas et des paroles aux frontières de « l’antisionisme » et de l’antisémitisme dans des composantes minoritaires de la mobilisation à Columbia, par exemple. Sciences-Po Paris aurait connu quelques dérapages antisémites. Dans les Instituts d’Études Politiques de province, une certaine indifférence vis-à-vis des massacres perpétrés le 7 octobre apparaît présente. Jean-Luc Mélenchon, un des grands dérégleurs idéologiques du moment, éructe à la périphérie, tandis que la Macronie caricature en contribuant à la normalisation du Rassemblement national. La fièvre identitariste décrite par la série de Canal+ sera-t-elle prémonitoire sur ce plan ? C’est une possibilité, en tout cas pas une nécessité.

Un réalisme biaisé

La vision proposée par « la Fièvre » comporte aussi des déformations. L’emballement identitariste y passe mécaniquement des réseaux sociaux à l’ensemble de la société. C’était déjà un travers de « Baron noir », qui tendait à lire la société à travers le champ politique professionnalisé. Ne sont pas alors pris en compte les écarts entre la sphère des débats publics, souvent peu écoutés en dehors des milieux les plus politisés, et les sociabilités ordinaires, souvent éloignées. Ce qui constitue pourtant un constat récurrent des travaux contemporains de sociologie politique.

Par ailleurs, la série apparaît héritière des catégories formulées au XVIIe siècle par Thomas Hobbes dans son « Léviathan » (1651). Chez le philosophe anglais, la pluralité caractéristique des sociétés humaines est vue comme une source de divisions dangereuses (« la guerre de chacun contre chacun ») opposée à une unité politique protectrice. Or, « la Fièvre » apparaît hantée par la division au nom d’un « faire nation » marqué du sceau de l’unité. Hannah Arendt dans son ouvrage inachevé « Qu’est-ce que la politique ? » (1950-1959) a proposé une piste plus stimulante ne diabolisant pas la diversité. L’opposition hobbesienne entre une unité positive et une pluralité menaçante est remplacée chez elle par la tension ente une « pluralité humaine » indispensable et un commun spécifiquement politique, ne devant pas écraser la première.

Au bout du compte, réfléchir avec et contre des séries télé ne peut-il pas constituer un dispositif de rénovation politique démocratiquement accessible à tout un chacun ?

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