Tribune 

Sandrine Rousseau : « Dans “la Fièvre”, où sont les sociaux-libéraux qui ont atrophié notre commun ? »

Sandrine Rousseau

Dans la série diffusée par Canal+, le chaos identitaire repose sur l’affrontement des « wokes » et de l’extrême droite, sans que l’on s’interroge sur la responsabilité de ceux qui ont affaibli le lien social.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

« La Fièvre », série de politique-fiction du même auteur que « Baron noir », hyperancrée dans l’époque, se veut un miroir tellement assumé de l’actualité que son analyse est elle-même en train de devenir un objet politique, notamment à gauche. A juste titre.

Avec son écriture au cordeau, c’est une série qui captive car elle saisit quelque chose de juste, malheureusement vécu au quotidien : l’instrumentalisation des faits divers, le pouvoir malfaisant des réseaux sociaux, les crispations identitaires, les entrepreneurs de la guerre des civilisations, l’impuissance à replacer le débat public au bon niveau et, face à cela, une angoisse rémanente. La description de cette mécanique implacable de déstabilisation et de haine a quelque chose de salutaire, en ce qu’elle nous donne des références fictionnelles nous permettant de mieux mettre la réalité à distance. Sans doute est-ce là une des raisons du succès mérité de la série.

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Mais au-delà de mettre en scène le chaos identitaire, que nous dit-elle de ses causes ?

Tout part d’un coup de tête, que donne un joueur de football noir d’un grand club à son entraîneur, blanc, en le traitant de « toubab ». Cet évènement, regrettable mais anecdotique, est l’étincelle qui semblait attendue par deux camps opposés, l’extrême droite, d’abord, et les indigénistes (qui incarnent dans la série ce que l’on agglomère désormais confusément sous le vocable « wokes »). Les deux se lancent alors dans de grandes manœuvres d’instrumentalisation réciproque conduisant ni plus ni moins à un risque de guerre civile.

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Notons d’abord l’absence de représentation, dans cette série diffusée par Canal+, du poison d’ambiance distillé industriellement par l’empire Bolloré, cas de synthèse chimiquement pure entre le capitalisme et l’extrême droite. Dans « la Fièvre », les médias sont seulement figurés comme une caisse de résonance complaisante. Personne n’y a, en tant que tel, de projet politique – étrange, compte tenu du réalisme du scénario.

Plus frappante encore est l’absence de la politique ou, plus exactement, l’absence des sociaux-démocrates et des libéraux dans le récit. Car même si aucun parti n’y est directement représenté, la narration amène subtilement à voir, en toile de fond, « les extrêmes » qui mettent le feu à la société. Les sociaux-libéraux, désignons-les ainsi, n’existent pas et ne participent donc pas à la montée de la fièvre. Ils sont les raisonnables, spectateurs inquiets des événements qui dégénèrent, et bientôt la solution. La saison 1 se clôt en effet sur l’apparition de Philippe Rickwaert, président de la République, tout droit sorti de « Baron Noir », passé par toutes les nuances de socialisme et qui s’apprête à reprendre la situation en main.

Puisque le scénario fait l’impasse, regardons hors champ.

La polarisation de la société, qu’il est juste de déplorer, n’est pas une émergence spontanée. Pour qu’elle apparaisse, il faut d’abord que le ciment de la société soit fissuré, que le commun soit fracturé. L’école, par exemple. C’est normalement un lieu où les enfants de toutes conditions jouent, échangent, apprennent ensemble. L’école publique républicaine, dans la manière dont elle a été pensée, est un lieu primordial de confrontation à l’altérité, à la différence, et de création du commun. Or la France fait aujourd’hui partie des pays dans lesquels la fuite vers l’enseignement privé est parmi les plus rapides et importantes de l’OCDE, selon la dernière enquête Pisa. Dans le même temps, le privé est de moins en moins un lieu de mixité sociale : seuls 16 % des enfants du secteur privé viennent de milieux sociaux défavorisés, contre 40 % dans le public, et cette tendance s’accélère. Notre reproduction sociale est parmi les plus élevées au monde. En matière de santé, alors que l’hôpital public français a longtemps été le lieu d’un accès universel à l’excellence médicale, sa paupérisation organisée conduit à ce que pauvres et riches se tournent de moins en moins vers les mêmes établissements et les mêmes prises en charge. Le non-respect, bientôt l’affaiblissement, des obligations de logements sociaux imposées aux communes, le retrait des services publics dans les zones rurales, la suppression des emplois aidés qui portaient nombre d’associations culturelles, sportives, éducatives essentielles aux quartiers les moins favorisés… Les exemples pourraient être multipliés de ces politiques publiques sociolibérales de l’offre, de la compétitivité, de la productivité, qui ont atrophié notre commun.

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Sur ce terreau affaibli, où le recul du lien commun laisse place aux individualités, il faut ensuite que soient semés et propagés les ferments du repli identitaire. C’est Nicolas Sarkozy, qui crée le ministère de l’Identité nationale, confié à un transfuge socialiste pour mieux en marquer le caractère rassembleur. C’est François Hollande, qui propose la déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux, jugeant cette stigmatisation symbolique de l’étranger comme une condition nécessaire et suffisante de l’union nationale. C’est enfin Emmanuel Macron, leur fusion ultime, qui, arrivé au bout du néolibéralisme, fait voter une loi immigration plagiant le Rassemblement national et légitimant dans le pays un flot inédit de débats xénophobes et racistes. Quand la promesse consumériste se dégonfle en même temps que l’illusion de la croissance infinie, et qu’elle ne suffit plus à tenir la société, les sociaux-libéraux détournent l’attention en inoculant eux-mêmes, directement, le virus de la haine.

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Dans « la Fièvre », non seulement leur responsabilité est totalement occultée, mais cette responsabilité repose même en partie sur les militants décoloniaux eux-mêmes, qui apparaissent comme nourrissant la dynamique de l’extrême droite. Or, de ces deux camps assurément opposés, si le second appelle une partie de la population à prendre les armes contre une autre, le premier se contente d’interroger la mise en valeur d’un patrimoine colonial et esclavagiste sur nos places publiques, dans une dénonciation de la domination au sens bourdieusien. On peut discuter voire critiquer leur mode d’action mais rappelons tout de même qu’en 2024, la salle principale de l’Assemblée nationale porte le nom de Colbert, l’auteur du Code noir – certains députés de Guadeloupe et de Martinique refusent aujourd’hui d’y entrer, va-t-on leur reprocher demain d’avoir attisé la guerre civile ?

Si la série est suffisamment subtile pour ne pas poser d’équivalence entre les deux camps, elle ne nous épargne néanmoins pas la petite musique insidieuse selon laquelle, faute d’autre coupable identifié, ce serait la contestation trop vindicative de nos vestiges postcoloniaux qui galvaniserait les forces d’extrême droite. D’ailleurs, si « la Fièvre » prend le décolonialisme comme support de son scénario, on pourrait l’écrire à l’identique en prenant comme pomme de discorde l’écologie ou le féminisme, contre lesquels l’extrême droite mobilise avec le même succès. La morale de l’histoire c’est donc que pour éviter le chaos, il ne faut pas lutter avec trop de véhémence contre le modèle productiviste, patriarcal et néocolonial – ces trois piliers historiques du capitalisme occidental – mais se contenter du raisonnable compromis social-libéral, qui n’y est pour rien et contemple, atterré, les dégâts de loin.

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La fin de la première saison nous l’annonce : c’est Philippe Rickwaert qui fera retomber la fièvre, il n’y a pas de doute. Que pour l’auteur de la série – Eric Benzekri, compagnon de route historique des sociaux-démocrates – et la Fondation Jean-Jaurès, qui lui assure le service après-vente politique, faire du baron noir le sauveur soit le projet, au fond c’est de bonne guerre. Le vrai suspense tient à la méthode : Philippe Rickwaert sera-t-il le pondéré qui ramènera la France au social-libéralisme, compris comme stabilisateur ? Ou alors, posera-t-il la responsabilité de la social-démocratie pour mieux s’en émanciper ? On attend la saison 2 avec impatience, vraiment.

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